XV
DE LA PART DES MORTS

Le lieutenant de vaisseau Stephen Jenour tendit sa coiffure à Ozzard avant de gagner la grand-chambre de jour où Bolitho était assis à une petite table. Le Prince Noir était une fois encore sur le point de changer d’amure et, au fur et à mesure que le soleil tournait derrière les fenêtres de poupe, Jenour sentait sa chaleur brûlante à travers les vitres encroûtées, comme si on ouvrait la porte d’un four.

Bolitho leva les yeux de la lettre qu’il rédigeait pour Catherine. Il ne se souvenait plus du nombre de pages qu’il avait écrites, mais il n’avait jamais de difficulté à se livrer à elle, même si la distance qui les séparait augmentait à chaque tour de sablier.

Jenour lui dit :

— Le commandant vous présente ses respects, sir Richard, et me prie de vous informer qu’Antigua est en vue dans le suroît.

Bolitho laissa tomber sa plume. Sept semaines pour traverser l’océan et atteindre les îles Sous-le-Vent. Etonnamment, son vieil Hypérion, à la même époque de l’année, avait fait cette route en un mois. Keen devait être à la fois soulagé d’arriver enfin, et déçu du temps qu’il avait mis comme des nombreuses faiblesses que présentait encore l’équipage.

Le calme trompeur qu’allaient leur apporter les rayons du soleil et la chaleur allait peut-être améliorer l’état de ces corps épuisés par la besogne. L’Atlantique s’était montré sous son plus mauvais jour, du moins Bolitho ne l’avait jamais vu ainsi. De violents grains s’étaient succédé, les hommes transis alignés sur les vergues avaient dû se battre contre la toile raidie par la glace à s’en tordre les mains et à s’en mettre les doigts à vif. Les vents violents leur avaient été contraires, le vaisseau avait été entraîné à une centaine de milles hors de sa route lorsque le vent avait tourné, si brusquement que même Julyan, le maître-pilote, s’était laissé surprendre.

Pendant la dernière partie de la traversée, il avait donc été impossible de faire de l’école à feu. C’était là tout ce que Keen avait pu entreprendre pour permettre à ses hommes de se nourrir et de se reposer avant que l’océan ne fasse nouvel assaut de férocité.

Voilà qui en disait plus sur le compte de Keen et de ses marins les plus amarinés : ils n’avaient pas perdu un seul espar, pas un seul homme tombé à la mer.

— Je monte, Stephen.

Bolitho jeta un dernier regard à la lettre inachevée, il se figurait Falmouth à cette époque de l’année. Le paysage devait ressembler à l’Atlantique : tempêtes, pluie, neige peut-être.

Catherine, elle, devait penser au bâtiment, se demander où il se trouvait, s’il était arrivé à bon port. À quel moment il devrait combattre. Tant de questions auxquelles seul le temps apporterait la réponse.

Jenour examina la grand-chambre, cet endroit qu’il avait fini par connaître par cœur. La traversée lui avait permis d’oublier qu’il allait devoir bientôt quitter Bolitho. Les tempêtes, le grondement assourdissant de la mer qui se fracassait sur la coque el le pont supérieur, faisant de chaque pas un nouveau péril, les traits émaciés des hommes, bousculés, obligés de passer sans cesse d’une tâche à une autre, tout cela lui épargnait d’y penser. À présent, les choses étaient différentes. Droit devant, devant le boute-hors, c’était Port-aux-Anglais : synonyme d’ordre et d’autorité, où il pouvait d’un jour à l’autre se retrouver promu. Il songeait au second, Sedgemore, à quelques autres aussi. Ils se seraient fait couper la tête pour profiter de pareille chance. Un petit commandement, avec la bénédiction d’un amiral réputé – que pouvait-on souhaiter de mieux ? Il avait entendu Bolitho dire à ce propos : le plus recherché de tous les cadeaux.

Il pensait aussi à ses parents, lors de ce souper chez Roxby, lorsque Bolitho avait fait personnellement en sorte qu’ils se sentent à l’aise, au milieu de cette foule de personnages illustres.

Il voyait toujours l’amiral effleurer sa paupière, cela arrivait désormais de plus en plus fréquemment. Encore un autre secret qui lui avait été confié. Il le garderait pour lui jusqu’à ce que Bolitho en décidât autrement. Mais lorsque, promu, il aurait débarqué, qui d’autre serait en mesure de le comprendre, de comprendre ses méthodes ?

Il avait été mis dans une autre confidence, lors des retrouvailles de Bolitho et de Lady Catherine. Cela se passait ici même, à Antigua.

— Vous me paraissez bien pensif, Stephen ?

Jenour se retourna et répondit calmement :

— Il me semble que vous savez pourquoi, sir Richard.

Bolitho effleura une nouvelle fois son œil. Il avait déjà remarqué que Jenour ne rougissait plus que rarement lorsque l’on perçait à jour ses pensées intimes. Ce changement datait du Pluvier Doré, de l’épisode du canot. Il était devenu un homme, mais un homme encore capable de remarquer les détresses, d’éprouver de la compassion pour autrui.

Bolitho sortit sur le balcon de poupe pour contempler les rouleaux qui arrivaient en rangs incessants, les uns après les autres, comme pour retarder encore leur progression.

— Il le faut bien, dit-il enfin. Cela ne signifie pas que je n’y prête aucune attention. C’est même exactement l’inverse, et je croyais que vous le saviez !

Ils arrivèrent sur le pont où Keen et quelques-uns de ses officiers observaient l’île qui se rapprochait. Elle s’étendait des deux bords, vert pâle. Les rondeurs du mont Monk se perdaient dans la brume.

Bolitho se dit que même cela était suspect. On passait ici du calme plat à la pire tempête, et tout commandant expérimenté savait qu’il fallait se méfier de ces eaux à cette époque de l’année.

Keen traversa le pont pour venir le rejoindre. Les semelles collaient au goudron des coutures lorsqu’on marchait.

— Nous n’avançons guère, sir Richard.

Ils levèrent les yeux vers les immenses voiles qui faseyaient mollement dans la brise, sans parvenir réellement à prendre le vent pour tirer le bâtiment. On faisait monter des bailles d’eau de mer dans les hauts pour permettre aux gabiers disposés sur les vergues de mouiller la toile et la rendre ainsi plus rigide, afin de tirer parti du moindre souffle. Les hommes de quart sur le pont étaient occupés à lover les écoutes en glènes et à tourner les drisses, après le dernier virement de bord. Mais avec cette chaleur, les mouvements étaient ralentis, les hommes ne réagissaient plus aussi vite que ce qu’attend tout commandant.

Bolitho prit une lunette au râtelier à l’arrière et la pointa à travers le fouillis du gréement jusqu’à trouver la pointe la plus proche. À sa dernière escale, c’est ici qu’il avait eu affaire à ce fou, le capitaine de vaisseau Haven. Un homme si maladivement jaloux de sa jeune femme qu’il avait tenté de tuer son second, le rendant responsable de la grossesse de son épouse. La suite avait prouvé qu’il avait tort, il n’en avait pas moins été inculpé de tentative d’assassinat.

Cette île évoquait pour lui une multitude de souvenirs. C’est ici qu’il avait obtenu son premier commandement, l’Hirondelle, puis la frégate Phalarope. Il aperçut Allday sur le passavant bâbord, qui l’observait. Ils échangèrent un rapide regard, signe du lien indéfectible qui les unissait. La bataille des Saintes ; son premier maître d’hôtel, Stockdale, tombé en essayant de le protéger de tireurs ennemis qui l’avaient visé dans le dos. Bryan Ferguson, qui y avait laissé un bras et finalement, Allday, devenu son maître d’hôtel. Oui, que de souvenirs dans ces parages.

— Nous devrions jeter l’ancre dans l’après-midi, amiral, lui annonça Keen.

Il fronça les sourcils en voyant la flamme en tête du grand mât tomber doucement, comme si elle défaillait.

— Je pourrais mettre la drome à l’eau et le prendre en remorque.

Il examinait toutes les possibilités mais elles n’en finissaient pas de se révéler décevantes.

— Je laisserai les hommes tranquilles, Val. Une heure de plus ou de moins ne fera guère de différence – il regardait les marins qui se trouvaient près d’eux : On dirait des vieillards !

Keen lui sourit.

— Il va falloir qu’ils apprennent ! Si nous devons combattre… – il haussa les épaules : Mais la vue de la terre agit parfois comme un aiguillon, amiral.

Puis il le pria de l’excuser et alla rejoindre le pilote à la table à cartes.

Bolitho reprit sa lunette. Ils étaient encore trop loin pour distinguer clairement les amers et encore moins les maisons construites derrière le chantier. Il la voyait pourtant, elle, comme si c’était hier. Ebloui par les brillantes lumières de la réception, il avait manqué tomber à ses pieds. Mais elle avait deviné sa blessure, c’était inévitable, elle avait insisté pour qu’il fit appel aux meilleurs médecins de Londres afin de recueillir leur avis et se faire soigner.

Il frôla sa paupière, une fois de plus, et sentit ce picotement douloureux qui semblait venir du globe oculaire. Pourtant, parfois, il voyait parfaitement. D’autres fois, il se désespérait, comme Nelson avait dû le faire après avoir perdu un œil.

Et pourtant, les circonstances présentes réclamaient les compétences d’un officier parfaitement expérimenté, ainsi qu’il l’avait expliqué à Keen et à Jenour. Sans l’échec de sa mission au Cap et le retard causé par le naufrage du Pluvier Doré, où serait-il aujourd’hui ? Keen, lui, serait commodore, paré à accéder au rang d’amiral. Et sans la malheureuse collision dont avait été victime le Prince Noir à sa sortie de carénage, ce vaisseau aurait fort bien pu se retrouver comme la plus grande partie de la Flotte devant les côtes du Portugal ou plus loin encore en soutien de l’armée de terre. C’était le destin. Il était là où le sort en avait décidé. Mais y serait-il aussi utile que Godschale et ses supérieurs semblaient le croire ?

Une chose pourtant comptait plus que tout le reste. Bonaparte essayait de diviser les forces de ses adversaires, à n’importe quel prix. Son échec lors qu’il avait tenté de s’emparer de la Flotte danoise avait renforcé encore sa détermination. On avait signalé que des bâtiments s’étaient glissés par petits groupes hors de la Manche, en dépit du blocus anglais. Nombre d’entre eux s’étaient dirigés vers les Antilles, peut-être pour attaquer la Jamaïque ou d’autres possessions britanniques. Voilà qui allait contraindre Leurs Seigneuries à prélever sur les forces de blocus et sur les escortes des convois, ô combien nécessaires, davantage de vaisseaux.

Le vaisseau aperçu par Owen et décrit par lui comme de construction hollandaise n’était peut-être pas non plus simple coïncidence. Dans son for intérieur, Bolitho jugeait que cela signifiait bien plus. Une modeste frégate, naviguant isolément, était très probablement chargée de porter des dépêches à quelque officier général. Les renforts, dans le sillage du Prince Noir, étaient déjà en route. Mais de frégates, point. S’il en avait eu, elles seraient parties sur la trace du vaisseau inconnu pour aller le flairer, comme des terriers. Et puis il y avait la question de Thomas Herrick, l’homme dont il avait toujours cru qu’il était son plus cher ami. Chose étrange, Godschale avait mis un point d’honneur à ne pas mentionner une seule fois son nom au cours de leur dentier entretien ; et l’amiral n’avait pas non plus montré le moindre intérêt pour ce que Bolitho pouvait penser de leurs retrouvailles. Car, à moins qu’un autre vaisseau n’eût précédé le Prince Noir, Herrick était en droit de penser que Bolitho avait péri dans le naufrage du Pluvier Doré.

Il essaya de s’abriter de la lumière aveuglante et contempla l’île dans le lointain. Apparemment, elle ne s’était pas rapprochée d’un pouce.

Il y avait tant de si et de peut-être. Et si ce projet de débarquer pour reprendre les îles françaises de la Martinique et de la Guadeloupe échouait ? S’ils ne reconquéraient pas la supériorité en mer, l’échec était assuré. Attirer toutes les forces ennemies au même endroit pour leur livrer bataille était la seule voie envisageable. Il s’efforça de rester impassible, sachant très bien que Jenour l’observait. Six bâtiments de ligne et une seule frégate, cela ne vous faisait pas une bien forte escadre.

Il entendit le second demander :

— Autorisation d’exécuter la séance de punition, commandant ? Matelot Wiltshire, deux douzaines de coups de fouet.

Keen eut soudain l’air profondément abattu.

— Faites, monsieur Sedgemore.

Puis, levant les yeux vers les voiles qui pendaient lamentablement :

— Il me semble que nous n’avons rien de mieux à faire.

Bolitho se tourna vers la descente. Il avait surpris l’expression de quelques marins : ressentiment, hostilité.

Ce n’étaient pas là mines de gens qui allaient devoir se concentrer pour combattre jusqu’à la mort si on leur en donnait l’ordre, il s’en fallait de beaucoup. Bolitho dit à Keen :

— Je descends, tenez-moi informé.

Keen resta debout près de Jenour tandis que l’on procédait au rituel. Le bosco et ses aides installaient un caillebotis à bâbord. Jenour lui dit, d’un ton préoccupé :

— Sir Richard me semble bien soucieux, commandant.

Keen détourna son regard du bosco qui inspectait le sac rouge dans lequel il serrait le chat à neuf queues.

— Il s’inquiète pour sa dame, Stephen. Et pourtant, le marin qu’il est ressasse son problème de commandement sur place.

Il jeta un coup d’œil à la marque qui restait presque immobile en tête de misaine.

— Je me demande parfois…

Il s’interrompit car Sedgemore l’appelait :

— Je rassemble l’équipage, commandant ?

Keen répondit affirmativement d’un bref signe de tête, non sans avoir noté que son second paraissait parfaitement indifférent. Pour quelqu’un qui n’aspire qu’à une chose, son avancement, et qui avait déjà montré sa valeur au combat, il était surprenant de voir qu’il ne se souciait guère des gens qu’il aurait bientôt à mener au feu.

Les trilles des sifflets se firent entendre à tous les niveaux.

— L’équipage sur le pont ! L’équipage sur le pont, aux postes de punition !

Bolitho regagnait ses appartements à barrière. Il comprenait parfaitement l’aspect déplaisant, mais nécessaire de ce châtiment, comme s’il était à la place de Keen. Maintenir la cohésion de son bâtiment, administrer les punitions avec la même équité qui lui permettait de promouvoir un marin prometteur. Il trouva en bas Yovell qui l’attendait avec une pile de papiers à signer et lui dit d’un ton las :

— Plus tard, mon ami. Je suis à marée basse et ferais une bien piètre compagnie.

Comme son secrétaire replet se retirait, Allday fit son apparition.

— Et moi, amiral ?

Bolitho lui fit un grand sourire.

— Vous n’êtes qu’un impertinent ! Mais, bon, prenez un siège et partagez donc un petit coup avec moi.

Allday sourit à son tour, à moitié rassuré. Finalement, les choses allaient s’arranger. Mais, cette fois-ci, cela prendrait un peu plus de temps.

Le premier claquement du fouet résonna dans la chambre.

Allday réfléchissait : une femme ravissante, sa marque à l’avant, un titre de noblesse. Deuxième claquement de fouet. Il y avait pourtant des choses immuables. Ozzard apparut à son tour avec son plateau sur lequel il avait posé un grand verre de vin du Rhin et un quart de rhum. Comme d’habitude.

Lorsque Bolitho se pencha pour prendre son verre, Ozzard aperçut le médaillon qu’il portait autour du cou. Il avait eu plusieurs occasions de l’examiner, pendant que l’amiral était à sa toilette ou se faisait raser. Ces épaules ravissantes, la naissance des seins que l’on devinait, elle était exactement telle qu’il l’avait vue dans la cabine du brigantin. Il entendait bien les claquements de fouet, mais n’éprouvait que dégoût. Celui qui subissait cette punition l’avait bien cherchée, il avait donné un coup de couteau à un autre marin. Sous un mois d’ici, il fanfaronnerait en montrant les cicatrices laissées par le fouet sur son dos.

Mes blessures à moi ne guériront jamais.

Vers la fin du quart du soir, tandis que le soleil finissant rougissait comme jamais en s’enfonçant derrière l’île, le Prince Noir gagnait lentement le mouillage.

Keen vit Bolitho prendre une lunette, la pointer sur la baie, sur les navires à l’ancre. Espars et gréements luisaient doucement comme du cuivre aux dernières lueurs. Il fut soulagé de constater que l’amiral semblait plus calme. Toute trace d’anxiété avait disparu de ce visage qu’il connaissait parfaitement.

Bolitho examina les vaisseaux de guerre les plus proches, des soixante-quatorze et aucun qu’il ne connût déjà. Ils appartenaient à son escadre, mais s’attendaient visiblement à être placés sous les ordres de quelqu’un d’autre que lui. Un revenant.

— Val, je vais aller faire visite à Lord Sutcliffe dès que nous serons à l’ancre.

Il se retourna en entendant le premier des coups de salut qui roulait en écho dans le port jusqu’alors tout tranquille.

— Ils ont tiré les premiers, sir Richard ! Voilà qui ne va pas trop plaire à l’amiral Lord Sutcliffe.

Il claqua dans ses mains et une pièce du Prince Noir tira à son tour. La volute de fumée s’éleva, avant de rester immobile, comme si elle était faite de pierre.

— A carguer les voiles ! Envoyez d’autres gabiers en haut, monsieur Sedgemore !

Il se dirigea vers le compas pour surveiller le regain d’activité qui succédait à la torpeur qui avait marqué leur lente approche.

Bolitho réussit à identifier le soixante-quatorze le plus proche : le vieux Glorieux qui, comme la plupart des autres, se trouvait avec lui à Copenhague, lorsqu’il avait appris que le convoi de Herrick se trouvait en grand danger. Son commandant, John Crowfoot, n’était pas plus âgé que Keen, mais il était déjà si grisonnant, si voûté, qu’on l’aurait pris non pas pour un officier de marine, mais pour quelque pasteur de village.

Le canot de rade était déjà là. Son pavillon pendait le long du mâtereau, mais on le voyait suffisamment pour reconnaître le point de mouillage qu’il marquait. Le vaisseau amiral aurait assez d’eau pour éviter sur son câble sans risquer de heurter les autres vaisseaux présents.

Un ultime coup de canon roula en écho sur l’eau, de dernier de treize. Keen ordonna de cesser le tir.

— On dirait que Lord Sutcliffe n’est pas ici, sir Richard. C’est vous qu’ils ont salué, en tant qu’amiral le plus ancien sur rade.

Bolitho attendit, très calme en apparence, mais incapable de maîtriser l’excitation que lui causait chaque atterrissage.

— Paré à mettre en panne ! Attention, derrière ! – une brève pause puis : La barre dessous !

Lentement, très lentement, le Prince Noir mourut sur son erre dans le dernier souffle de vent, et ses huniers étaient déjà ferlés lorsque retentit le dernier ordre : « Mouillez ! »

L’ancre chuta dans une énorme gerbe et tomba dans les eaux claires, couleur de cuivre. Les embruns jaillirent jusqu’au-dessus de la guibre comme pour saluer le bâtiment.

— A mettre les tauds en place, monsieur Sedgemore ! Tout le monde nous regarde, j’ai l’impression !

Les tauds permettraient en tout cas de faire baisser la température et de donner un peu de confort dans les entreponts. Keen avait appris cela lorsque, jeune enseigne, il servait sous les ordres de Sir Richard.

Bolitho tendit sa lunette à un aspirant haut comme trois pommes.

— Tenez, monsieur Thornborough, vous préviendrez l’officier de quart si vous voyez quelque chose d’intéressant.

Le jeune garçon n’en croyait pas ses oreilles. Faire preuve de pareille marque d’intérêt, c’était comme si l’Éternel en personne était descendu pour s’adresser à lui. Il faisait partie des aspirants de douze ans mais il n’est jamais trop tôt pour apprendre que ceux qui portent des épaulettes d’or sont, eux aussi, des êtres humains.

— Écoutez !

Keen fit volte-face, tout sourire.

— Ce vieux Glorieux a mis aux postes de bande, regardez tout ce monde sur les vergues !

Il ne parvenait pas à cacher son émotion en entendant de grands cris s’élever du soixante-quatorze le plus proche. Des marins étaient montés dans les enfléchures et sur les vergues ; d’autres, marins ou fusiliers, alignés sur les passavants, manifestaient leur enthousiasme.

— La nouvelle de notre arrivée nous aura précédés, sir Richard. Ils savent que vous êtes là – écoutez-les !

Bolitho voyait quelques marins, en bas de la dunette du Glorieux et des autres vaisseaux à l’ancre, ils regardaient l’homme dont la marque flottait en tête de misaine. Un homme dont ils avaient entendu parler, dont ils savaient la réputation, mais rien de plus.

Bolitho s’approcha des filets et commença à agiter sa coiffure au-dessus de lui, à la plus grande joie de ceux du Glorieux.

Keen, qui observait le spectacle en silence, fit de même à son tour. Comment l’amiral pouvait-il encore douter des hommes qu’il avait commandés et entraînés derrière lui, de son talent à leur insuffler sa force ? Un second bâtiment avait joint ses vivats aux cris d’enthousiasme. Keen, qui voyait Bolitho de profil, se sentit tout heureux. Pour cette fois-ci, il comprenait. Ça ne serait peut-être pas le cas la prochaine fois.

Sedgemore s’approcha et salua :

— Tout est en ordre, commandant.

— Faites disposer l’ancre de détroit, lui ordonna Keen – et, voyant que le second ne comprenait pas, il ajouta assez sèchement : Souvenez-vous, monsieur Sedgemore, nous sommes mouillés au vent de la côte et c’est la saison des ouragans.

L’aspirant Thornborough, totalement déboussolé par la chaleur de l’accueil, cria :

— Canot vers nous, monsieur Daubeny !

Bolitho remit son bicorne en place et gagna la coupée tandis que les fusiliers s’alignaient pour accueillir leur premier visiteur. La nuit n’allait pas tarder ; dans ces parages, l’obscurité tombait d’un coup, comme un rideau. Mais, lorsque les lumières du rivage apparurent, il finit par reconnaître la demeure dans laquelle il avait soupé à côté d’elle. Leurs mains posées sur la table se touchaient presque tandis qu’elle échangeait quelques sourires polis avec son mari, le vicomte Somervell, qui occupait l’autre bout.

La garde était à son poste, les boscos avaient le sifflet aux lèvres, les fusiliers serraient leurs mousquets, baïonnette au canon.

Keen lâcha sa lunette et annonça tranquillement :

— C’est le contre-amiral Herrick, sir Richard.

L’enthousiasme qu’il avait ressenti l’abandonna soudain.

— Je vais être franc, amiral. J’ai un peu de mal à lui souhaiter la bienvenue de bon cœur.

Bolitho regardait le canot à l’approche, les avirons qui plongeaient dans l’eau ressemblaient dans l’obscurité à des os blanchâtres.

— Ne craignez rien, Val, cela doit lui coûter beaucoup à lui aussi.

Le canot disparut à leurs yeux et, après ce qui leur parut une éternité, la tête et les épaules de Herrick émergèrent devant la porte de coupée. Tandis que la garde présentait les armes, que les sifflets faisaient entendre leurs trilles, il se découvrit et resta planté là, immobile, comme s’il était seul avec Bolitho.

Pendant ces quelques secondes, Bolitho eut le temps de voir que ses cheveux étaient devenus complètement gris. Il avait la démarche assez raide, comme si sa blessure continuait de le gêner.

Bolitho s’avança et, lui tendant les deux mains :

— Vous êtes le bienvenu, Thomas.

Herrick lui prit les mains et, le regardant droit dans les yeux, ces yeux bleus qui accrochaient les dernières lueurs du soleil couchant :

— Ainsi, c’est bien vrai… vous êtes vivant.

Puis, baissant la tête, il lui dit, assez fort pour être entendu de Keen et de Jenour :

— Pardonnez-moi.

Jenour s’apprêtait à suivre les deux amiraux à l’arrière, mais Keen lui prit le bras.

— Non, Stephen. Un peu plus tard, peut-être – il hésita : Je viens d’assister à quelque chose que je pensais définitivement révolu. Et pourtant, non… la petite flamme résiste encore.

Il avait l’impression que ces mots resteraient à jamais gravés dans sa mémoire : Pardonnez-moi.

Jenour n’était pas sûr d’avoir tout compris, il n’avait jamais été très proche de Herrick. Pour ce qu’il en savait, il était souvent question de jalousie lorsque son nom était mentionné, à cause des relations qu’il entretenait avec Bolitho et de tout ce qu’ils avaient vécu ensemble. Mais, comme Keen, il savait pourtant qu’il venait d’assister à un événement rare et se demandait déjà comment il allait le relater dans sa prochaine lettre.

Allday se tenait sous la poupe, bien à l’ombre, lorsque Bolitho apparut dans la descente. Le bâtiment prenait ses dispositions pour la nuit, leur première nuit au mouillage. Le maître d’hôtel humait les odeurs de terre, ragaillardi comme d’habitude par cette sensation.

Mais il ne pensait qu’à Herrick. Comme il était difficile de se dire qu’il s’agissait bien du même homme. Pendant ces quelques instants, quand ils étaient passés près de lui, tous ses souvenirs lui étaient revenus : Bolitho, jeune commandant, et Herrick, lieutenant de vaisseau, qui tous deux lui avaient fait si passionnément confiance.

Allday se secoua. Une première escouade de fusiliers passait pour aller prendre la faction aux endroits stratégiques : la poupe, le gaillard d’avant, les passavants qui les reliaient et où on allait disposer des munitions un peu plus sérieuses pour le cas où un indigène ou le canot d’un marchand s’approcherait de trop près pendant la nuit. Un seul petit boulet dans la coque, voilà qui permettrait de décourager les autres. Les factionnaires étaient là pour empêcher ceux qui auraient été tentés de déserter par la proximité de la terre. Mais la peur du fouet ou même pis, songeait Allday, ne suffirait pas à en dissuader certains.

Il se massa la poitrine, sa blessure se réveillait. Elle était comme la mer, elle se rappelait toujours à son bon souvenir.

Toujours souffrir.

 

Thomas Herrick se tenait près des fenêtres de poupe et observait l’eau dans la direction des lumières du port.

Ozzard était immobile, son plateau à la main, l’œil sombre, et regardait leur visiteur. Il s’attendait au meilleur comme au pire, le sort en déciderait.

— Un verre, Thomas ? Pour le moment, nous avons ce qu’il nous faut en soute, choisissez ce que vous voulez.

Bolitho s’aperçut aussitôt qu’il hésitait.

Herrick s’assit précautionneusement, on le sentait tout raide.

— Je prendrais bien une bière. J’en ai presque oublié le goût.

Bolitho attendit qu’Ozzard fût sorti avant de se débarrasser de sa grosse vareuse et la poser sur un banc.

— Depuis combien de temps êtes-vous au courant, Thomas ?

Herrick observait méthodiquement la chambre, il se souvenait d’autres visites, qui sait ? ou peut-être de l’époque où lui-même arborait sa marque à bord du Benbow.

— Cela fait deux jours – un paquebot rapide arrivé d’Angleterre. J’ai eu du mal à y croire et, même lorsque l’on m’a annoncé l’arrivée de votre bâtiment, j’ai cru que j’avais affaire à un imbécile qui n’avait rien compris.

Il baissa la tête et la prit dans ses mains.

— Lorsque je pense à tout ce que nous avons traversé… – sa voix se brisa : J’ai encore l’impression de vivre un cauchemar.

Bolitho s’approcha de sa chaise et lui mit la main sur l’épaule, autant pour le calmer que pour masquer à Ozzard qui était revenu l’émotion qu’il éprouvait.

Herrick fit un nouvel effort afin de prendre le verre présenté par Ozzard et le leva pour l’examiner à la lumière d’un fanal.

— De la bière rousse – il étudia les bulles qui pétillaient : Pas besoin de se demander pourquoi ils donnent à ces parages le nom d’îles de la Mort. Ils font semblant de croire qu’on est ici comme en Angleterre, et s’ils ne se tuent pas de boisson tout seuls, ils succombent à des fièvres devant lesquelles la plupart de nos médecins se révèlent impuissants.

Il vida son verre à grands traits et ne protesta pas lorsque Ozzard refit le plein.

Bolitho retourna s’asseoir et se servit de ce vin du Rhin que Catherine avait fait porter à bord. Ozzard avait un secret à lui pour garder ces vins au frais dans les cales. Ce qu’il réussissait à faire dans ce domaine relevait du miracle. Son vin sortait d’un torrent glacé des Highlands.

— Et Lord Sutcliffe ?

Il avait posé cette question prudemment et vit Herrick se tortiller, tant elle le mettait mal à l’aise.

Herrick eut un haussement d’épaules.

— La fièvre. On l’a évacué à Saint John – il paraît que l’air est meilleur là-bas, mais je crains tout de même pour sa vie. Il m’a délégué le commandement sur place jusqu’à ce que la nouvelle escadre soit constituée… après quoi je devrai me placer sous les ordres de son chef.

Il tourna alors la tête et fixa de ses yeux bleus Bolitho. C’était la première fois qu’il le regardait ainsi, en face, depuis qu’il était monté à bord.

— En fait, il s’agit de vous, sir Richard.

— Dites simplement Richard, je préfère.

Difficile d’avoir prise sur ce nouvel Herrick, si lointain, difficile de l’imaginer comme il était dans le temps : le lieutenant de vaisseau si fougueux, ou l’amiral méfiant, qui était passé à deux doigts de laisser sa tête en cour martiale. On retrouvait chez lui un peu de tout ce qu’il avait été, mais sans parvenir à reconstituer le personnage dans son intégralité.

Herrick détourna enfin les yeux et laissa errer son regard sur la chambre noyée dans la pénombre. On entendait au loin, quelque part dans le bord, des appels, des piétinements, sans doute des hommes de quart occupés à reprendre on ne sait quoi sur le pont ou en bas.

— Je n’ai jamais cru que j’allais tout laisser en l’état après ce qui s’est passé. J’avais des transports à ne savoir qu’en faire – des navires réquisitionnés aux ordres des capitaines auxquels je n’aurais même pas confié le soin de nettoyer les poulaines !

— Et vous avez dû prendre ce poids sur vos épaules, en sus de tout ce que vous aviez déjà à faire ici ?

Herrick paraissait ne pas avoir entendu.

— Votre œil, Richard. Va-t-il toujours aussi mal ?

— Vous n’en avez parlé à personne. Thomas ?

Herrick hocha négativement la tête, retrouvant un geste qui lui était si familier. Bolitho en eut le cœur transpercé.

— C’est un secret entre amis – non, je n’ai rien dit. Et je ne répéterai rien.

Il hésita. Une autre pensée lui venait, une pensée qui le tracassait depuis l’arrivée du Prince Noir.

— Le Pluvier Doré – il se troubla : Je viens d’apercevoir Keen et Jenour. Votre… votre dame est-elle saine et sauve ? Pardonnez-moi, mais il fallait que je vous pose la question.

— Oui.

Un mot de trop, l’évocation mal à propos de vieux souvenirs aurait pu briser le charme à jamais.

— En vérité, Thomas, je crois que sans elle nous serions tous morts – il se força à sourire : Depuis l’aventure du Pluvier Doré, j’abonde dans votre sens, je me méfie des transports réquisitionnés !

— J’ai fait ce que j’ai pu. Sans en avoir le pouvoir, j’ai récupéré une vingtaine de goélettes, ici et à Saint Kitts. Toujours sans en avoir le pouvoir, j’ai écumé l’arsenal et les quartiers à terre pour y récupérer des officiers et d’anciens marins, et je les ai expédiés faire des patrouilles que nous n’aurions jamais pu conduire sans cela.

On eût dit quelqu’un qui revenait à la vie. Bolitho répondit doucement :

— Mais vous disposez de mon autorité, Thomas.

Herrick, un peu rassuré, parla du dispositif qu’il avait élaboré pour être alerté de la présence de bâtiments de guerre ennemis, briseurs de blocus ou tous navires suspects, qu’il s’agisse de négriers ou de bâtiments de commerce ordinaires.

— Je leur ai prescrit de ne pas plaisanter avec ça. Si un capitaine s’amuse à défier notre pavillon, qu’il n’espère pas continuer à naviguer tranquillement dans les parages !

Et il se mit à sourire, redevenant soudain un tout autre homme.

— Vous savez bien, Richard. Entre deux campagnes, j’ai servi moi-même dans la marine marchande. Je connais quelques-unes de leurs ficelles !

— Notre frégate est-elle au port ?

— Je l’ai envoyée à Port-Royal avec un détachement de soldats – encore une révolte d’esclaves. Il valait mieux faire vite.

— Nous disposons donc de sept bâtiments de ligne. Plus votre flottille en éclairage.

Herrick fronça les sourcils.

— Non, six, en tout cas pour le moment. L’un des soixante-quatorze, Le Sans-Pareil, a dû passer en cale sèche. Il s’est fait prendre dans la tempête voilà deux semaines, et y a laissé son mât de misaine. C’est miracle qu’il n’ait pas été drossé à la côte.

Il avait l’air irrité. Bolitho lui demanda :

— Capitaine de vaisseau Mackbeath, c’est bien cela ?

— Non, il a été remplacé après Copenhague.

Son regard s’assombrit. Cette évocation lui rappelait le Benbow, tous ceux qui avaient péri ce jour-là.

— Il y a un nouveau commandant, assez navrant – Lord Rathcullen, apparemment incapable de tenir compte du moindre conseil. Mais vous savez bien ce qu’on dit des Irlandais, pairs ou pas !

Bolitho sourit.

— Et aussi des Cornouaillais, de temps en temps !

Herrick plissa les yeux et éclata d’un petit rire.

— Ah, nom d’une pipe, celle-là, je l’ai cherchée !

— Accepteriez-vous de souper avec moi ce soir, Thomas ?

Il vit Herrick se raidir immédiatement.

— Je veux dire, en tête à tête. Je considérerais cela comme une faveur… Ce qui se passe à terre peut attendre. Nous voilà de nouveau entre marins.

Herrick s’agita sur son siège.

— J’avais tout fait préparer…

Il était de nouveau gêné, mal à son aise.

— Affaire conclue. Je ne saurais dire tout ce que cela représente pour moi. Nous avons tous deux rencontré bien des récifs, mais les autres nous observent et se moquent assez de nos petits soucis.

Herrick garda d’abord le silence avant de répondre en hésitant un peu :

— Je vais vous dire ce que j’en pense, si j’y parviens. Lorsque j’aurai regagné ma résidence… – il sourit, comme si cela lui rappelait quelque chose – … en fait, la maison du maître de chantier – c’est assez rustique et sans prétention aucune –, je vais continuer à travailler à ce que je comptais présenter à notre nouvel amiral.

— Vous arrive-t-il de dormir ? lui demanda doucement Bolitho.

— Suffisamment.

— Avez-vous eu d’autres nouvelles par le paquebot ?

Il fallut plusieurs secondes à Herrick pour redescendre sur terre.

— On nous promet une seconde frégate. L’Ipswich, un trente-huit, capitaine de vaisseau Pym.

— Je crains de ne pas connaître ce bâtiment.

Herrick avait le regard perdu, cela le reprenait.

— Non. Il vient de ma partie du monde à moi, du Nord – et changeant soudain d’amure : Je suppose que vous savez ce qu’est devenu Gossage – il pinça les lèvres : Le contre-amiral Gossage, plus exactement. Je me demande combien il aura fallu de pièces d’argent…

Il était tout à son nouveau commandement, aussi inattendu que provisoire, ce qui ne lui laissait guère le temps de ruminer sur le passé ou sur la perte de son bâtiment, car le Benbow n’était plus qu’une épave et ne ressortirait sans doute jamais de l’arsenal. Quelle triste fin, après tout ce qu’ils avaient fait ensemble.

— Calmez-vous, Thomas. Oubliez tout ça.

Herrick le regarda, un peu perplexe. Comme s’il se posait une question.

— Vous parviendriez à oublier, vous ?

— La vie a toujours quelque chose à vous offrir, insista Bolitho.

— Possible.

Il restait assis là, impassible, serrant dans ses grosses mains carrées son verre, comme si c’était un talisman.

— En réalité, je suis bien content de pouvoir être à nouveau utile. Lorsque j’ai appris ce qui vous était arrivé… – il hocha la tête : J’ai cru que c’était un nouveau coup du destin. Dame Fortune.

Il leva les yeux, l’air désespéré.

— Mais tout ceci n’a pas été facile.

— Qui sait ce que nous arriverons à faire cette fois-ci ?

Herrick semblait bien amer.

— Il n’y a ici que des imbéciles. Ils ne comprennent rien à rien et n’imaginent pas davantage ce à quoi ils doivent s’attendre. Des soldats aux joues bien roses, plus familiers des tourbières irlandaises que de ces parages oubliés des dieux et des officiers qui n’ont jamais entendu une balle siffler !

Bolitho commença à réciter lentement :

 

Jamais n’a commandé d’escadron sur le champ de bataille.

Rien ne sait de l’art de la bataille.

Bien moins qu’un damoiseau.

 

— Notre Nel ? lui demanda Herrick.

Bolitho sourit en voyant son ami revenir à la vie.

— Non, Shakespeare. Mais vous auriez bien pu avoir raison.

 

Dans l’office, Allday donna un coup de coude à Ozzard.

— Ça va mieux comme ça, pas vrai ?

Mais il pensait toujours à l’humble auberge de Cornouailles et décida d’en venir prudemment à ce qui l’occupait :

— Tu m’écrirais pas une lettre, Tom ?

Ozzard lui jeta un regard sombre.

— Je t’aurai prévenu, c’est tout ce que j’ai à te dire – et voyant la tête que faisait Allday, il soupira : Sûr que je vais te la faire, ta lettre. N’importe quoi pourvu que j’aie la paix !

Le gros trois-ponts tirait sur son câble, les sabords grands ouverts se réfléchissaient dans les eaux tranquilles du port. Les factionnaires arpentaient le pont au poste qu’on leur avait assigné, les notes plaintives d’un crincrin s’échappaient de l’entrepont. L’officier de quart interrompit sa conversation avec un second maître en voyant le commandant apparaître près de la grande roue double désarmée. À l’endroit même où les hommes s’étaient battus contre le vent et la mer, moins d’une semaine plus tôt, avant de gagner enfin des eaux plus calmes.

Keen tourna le dos aux veilleurs perdus dans l’obscurité et commença à faire les cent pas jusqu’à la poupe, perdu dans ses pensées.

Son bâtiment, son équipage, des marins de premier brin mais aussi des brigands, des couards et d’honnêtes gens, tous ceux dont le sort allait bientôt dépendre de lui. Depuis son second, si ambitieux, jusqu’à ces bébés d’aspirants, depuis le chirurgien jusqu’au commis, tous étaient sous ses ordres. C’était un honneur, certes, mais qui pouvait lui être ôté à tout instant. Il regarda le canot de rade qui patrouillait lentement entre les vaisseaux au mouillage. Un fanal jetait de temps à autre un éclair sur une baïonnette nue. Il essayait d’imaginer ce qui se passait en bas, entre Sir Richard Bolitho et son vieil ami qui était arrivé si las. La chose devait être aussi difficile pour eux deux. L’un avait trouvé tout ce qu’il pouvait désirer chez une femme ; et l’autre qui avait tout perdu, sauf la vie mais tout juste.

Des oiseaux de mer qui passaient dans les lumières du carré lui firent penser à cette nuit, dans le canot non ponté.

Ce soir, ils nicheront en Afrique.

Alors, cela valait-il la peine d’avoir survécu ?

Il essaya de se remémorer le visage de Zénoria, de se rappeler cette explosion de passion, si inattendue, qui les avait laissés tous deux comme hébétés. Pour la première fois de sa vie, quelqu’un l’attendait.

Il se rappelait sa dernière étreinte, la tiédeur de son corps contre le sien.

— Commandant ?

Un lieutenant de vaisseau apparut en haut de l’échelle de poupe.

— Oui ?

— Mr. Julyan vous présente ses respects, commandant, il pense que le vent est en train de forcir par l’ouest.

— Très bien, monsieur Daubeny. Prévenez le second et rappelez la bordée bâbord.

L’officier redescendit en hâte et Keen s’efforça de chasser toutes ses rêveries. Comme il l’avait entendu dire à Bolitho bien des fois : c’est le passé, pensons au présent.

Il était redevenu le commandant.

 

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